La marche des anges

Elle l’aime. Elle sait qu’il va partir bientôt et elle ne veut rien oublier. Pour rien au monde, elle ne le laisserait partir sans savoir. Aidée de sa sœur, Christelle va remonter le temps, ce temps si précieux, pour rassembler toutes les bribes de ses souvenirs et lui en faire cadeau. Le cadeau à un père tant aimé, qui lui manque déjà.  

 

Extrait :

Elle l’aimait. C’était une certitude, une vérité inébranlable, gravée au plus profond de son être. Elle savait que le temps était leur ennemi, qu’il allait emporter l’homme qu’elle chérissait si ardemment et elle refusait de laisser s’envoler ne serait-ce qu’un fragment de lui sans le retenir dans sa mémoire. Rien, absolument rien, ne pouvait la dissuader de cette mission sacrée. Avec le soutien indéfectible de sa sœur, Christelle s’apprêtait à entreprendre un voyage à travers les méandres du passé, à la recherche de chaque infime parcelle de leurs moments partagés pour les offrir à son père bien-aimé, déjà cruellement absent.

Les odeurs des hôpitaux, émanations nauséabondes mêlées au parfum âcre du café noir et à l’indélébile marque du désinfectant, faisaient frissonner Christelle à chaque pas. Mais au-delà de ces effluves palpables, il y avait ces fragrances subtiles, celles qu’on ne pouvait saisir que par les émotions qu’elles éveillaient. La maladie, la peur, la mort, elles aussi avaient leur propre parfum.

Aujourd’hui, au bout du long couloir, à la porte de la chambre 249, se trouvait la réponse à l’énigme qu’elle raconterait ce soir à ses enfants, pour les bercer dans leur sommeil. Elle scruta le visage de sa sœur, cherchant dans ses yeux, dans sa posture, la clé du diagnostic qu’elles attendaient depuis huit longs mois.

Une main douce se posa sur son épaule, la tirant de ses pensées tortueuses. Elle se retourna et découvrit le sourire rayonnant de sa mère. Elle, qui avait toujours su dissimuler ses tourments derrière une façade digne et sereine, même lorsque son cœur était pris dans l’étau de la douleur. Pourtant, malgré l’apparente sérénité, elle remarqua un tremblement fugace sur le coin gauche de sa lèvre supérieure.

Maman. Leur relation n’avait jamais été faite de démonstrations effusives, mais l’amour était là, palpable, solide, empreint de respect. Christelle prit délicatement la main de sa mère et la porta à ses lèvres, scellant ce moment par un baiser empreint d’affection et de tendresse. Aucun mot n’était nécessaire. Rien ne pouvait être dit. Il n’y avait que l’attente, une attente teintée d’une angoisse silencieuse, unis dans leur détermination à affronter ensemble l’inconnu.

La chambre d’hôpital était plongée dans une semi-pénombre, baignée d’une lumière froide et stérile. Christelle s’avança doucement, laissant sa mère et sa sœur la suivre. Les machines médicales, évoquant des monstres métalliques aux multiples bras tentaculaires, semblaient surveiller chaque souffle du patient. Le tic-tac d’une horloge au mur résonnait comme un métronome funeste, marquant le rythme inexorable du temps qui s’écoulait.

À l’intérieur de ce sanctuaire médical, son père gisait, affaibli par les mois de combat contre la maladie. La scène était à la fois apaisante et déchirante. Il avait toujours été un homme de peu de mots, préférant s’exprimer à travers ses actions, à travers les moments qu’il avait partagés avec elles. Sa présence, même dans cet état vulnérable, était une source d’inspiration et d’amour incommensurables.

Christelle s’approcha du lit, fixant son regard sur le visage de son père. Les rides et les marques du temps semblaient s’estomper un instant, comme si la maladie avait fait une trêve, lui offrant un bref moment de sérénité. Ses mains, jadis fortes et habiles, étaient maintenant des oiseaux frêles, reposant en paix sur le drap blanc.

Christelle ressentit une valse d’émotions, un tourbillon qui mêlait la peur et l’admiration, le deuil et l’amour, la fin et le début. Elle prit une profonde inspiration, cherchant à imprégner chaque fibre de son être avec le courage et la force qui avait toujours caractérisé son père.

Chaque élément de cette chambre semblait concentrer une partie de l’histoire de sa famille, une mosaïque de moments qui, ensemble, construisaient leur légende personnelle. À cet instant précis, le temps semblait se dilater, se transformant en un lieu où passé, présent et futur coexistaient.

Sa sœur se joignit à elle et ensemble elles formèrent une unité inébranlable, prêtes à naviguer à travers les mers tumultueuses du chagrin qui menaçaient de les submerger. Elles s’accrochaient l’une à l’autre comme des marins à un radeau, espérant trouver un abri dans la tempête.

Christelle sentait une urgence grandissante, une nécessité de documenter chaque instant, chaque seconde de leur vie commune avant que la maladie ne ravisse leur père de leurs bras. Elle sortit un petit carnet, où elle avait déjà commencé à noter des fragments de leurs souvenirs partagés, des moments simples mais précieux qu’elles avaient vécus ensemble.

Avec une plume empreinte de détermination et de respect, elle commença à écrire, à tisser les fils de leur histoire familiale, à créer un puzzle de souvenirs qui servirait de testament à l’amour qu’elles portaient à leur père.

Leur père semblait flotter entre deux mondes, son esprit naviguant dans des eaux inconnues, cherchant peut-être une terre promise où la douleur n’existait plus. Mais même dans cet état, il dégageait une aura de paix, un rappel qu’au-delà de la douleur et de la souffrance, il y avait un lieu de tranquillité.

Alors que le jour cédait lentement la place à la nuit, Christelle tourna son regard et vit son père, qui les regardait avec des yeux emplis d’amour et de fierté, un sourire serein éclairant son visage. Dans ce moment de grâce pure, Christelle comprit que leur voyage à travers les méandres du passé n’était pas une quête vaine. C’était un hommage, une célébration de la vie, un acte d’amour ultime qui transcenderait le temps et l’espace, unissant leur famille dans une étreinte éternelle de lumière et d’amour.

La chambre 249 n’était plus juste une chambre d’hôpital, c’était un sanctuaire, un lieu où le divin rencontrait l’humain, où les larmes se mêlaient aux rires, où la fin n’était que le début d’un nouveau chapitre dans leur épopée familiale.

 

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Meet The Author

"Dans l’ombre, je sculpte les mots, Pour donner vie à votre imagination, Pour transmettre vos mémoires, Votre vérité."

Les odeurs des hôpitaux m’ont toujours révulsée. 

Dans chaque recoin, les odeurs de médicaments, de café noir et de désinfectant, me font froid dans le dos.

Et puis, il y a les odeurs qu’on sent et celles, imperceptibles, qu’on ressent. La maladie, la peur, la mort.

Aujourd’hui, c’est au bout de ce couloir, chambre 249, que je saurai quelle histoire je raconterai à mes enfants ce soir, avant qu’ils ne s’endorment. 

J’aperçois au loin ma sœur. J’essaie de deviner, dans son attitude ou son regard, quel est le diagnostic.

Huit mois qu’on attend. 

Huit mois qu’il se bat. 

Une main se pose doucement sur mon épaule. Je me retourne et je vois le sourire radieux de ma mère. Elle a toujours su faire semblant. Montrer une apparence sereine quand son cœur, étreint par la douleur, a du mal à battre. 

Malgré tout, je remarque que le coin gauche de sa lèvre supérieure tremble fébrilement. 

Maman. Nous n’avons jamais été très proches, mais ça n’empêche pas l’amour. Un amour distant et respectueux. Je lui prends la main et l’embrasse en prenant mon temps. 

Aucun mot.

Il n’y a rien à dire. 

Seulement attendre.